C'est un temps où, malgré les nuages persistants de Forbach, les rayons de soleil parviennent à percer la brume, au moins pour une famille respectable. Ce que l'œil du commun des mortels peut percevoir est net, clair, presque subtil. Deux petites filles jouent innocemment dans une cour pavée. Aussi rousses que leur sorcière de mère, elles flamboient, à l'instar de leurs cheveux, dans le petit monde formé par leur maisonnée.

Trois mots, deux fillettes et une complicité sans failles. À peu de choses près, une invocation.
Mystère tendre... Olrun.

Les deux enfants rient de leur babillage, frappent des mains et nouent leurs doigts dans des positions qui n'ont de sens que pour leurs jeux. Malgré les années qui séparent les deux gamines, les domestiques les traitent comme si elles étaient jumelles. L'aînée n'en prend pas ombrage, que du contraire ; la cadette n'en a même pas conscience. C'est qu'il fait bon vivre sous le toit des Valdemar : l'opulence permet une existence plus que confortable. Et le spectacle offert par les deux adorables fillettes attendrit tout le monde, même ceux qui ont peur des cheveux de feu, du diable et de ses servants.

Cassandra et Viviane, Viviane et Cassandra. Trouvez l'une, vous trouvez l'autre. Même le couple Valdemar s'étonne de ce qui unit les deux fillettes. Qui aurait cru qu'elles développeraient un tel lien ? Iris en vient même à se demander s'il n'y a pas de la sorcellerie là-dessous. Puis, elle renonce devant le sourire enfantin de sa progéniture.

L'innocence protège les deux petites. Elles n'ont pas conscience de ce qui se joue autour d'elles, et de l'avis général, c'est tant mieux. En ce moment précis, Cassandra vient de poser une devinette à Viviane. Cette dernière réfléchit, éclate de rire et pose une autre question espiègle, avant de s'enfuir en courant. Une poursuite s'engage, et peu importent les raisons réelles de la course qui va semer la terreur dans la maison.

Les rires résonnent jusque dans la cour, arrachant un sourire à la plus acariâtre des servantes. Dans la buanderie, la très catholique blanchisseuse ferme les yeux sur les cheveux rouges qui parsèment les draps. Le cuisinier coupe une part généreuse de gâteau, qu'il offrira discrètement aux gamines quand elles seront épuisées et affamées par leur après-midi. L'intendant fait la sourde oreille, comme s'il n'entendait pas le bruit des objets renversés et des meubles changés de place : il remettra tout en place.

Les joues rougies par l'effort, Cassandra court. Elle a du mal à rattraper Viviane, parce qu'elle rit trop. Ce n'est qu'après une longue chasse à travers les pièces – interdites, cela va sans dire – de la maison que Cassandra rattrape sa sœur. Rires et chatouilles leur permettent à peine de reprendre leur souffle. Comme une litanie, elles répètent ces mots qu'elles ont entendu de leurs parents, mais qu'elles ont mélangés dans un ordre différent et qui les amusent tellement.
Mystère tendre... Olrun.
Et c'est plus qu'une promesse.

Comme chaque matin, Mattea ne conservera aucun souvenir de ce rêve. Comme chaque matin, elle s'acharnera rageusement pour forcer sa mémoire. Comme chaque matin, elle se souviendra seulement que le rêve reflétait son passé. Elle aura juste une sensation de plénitude perdue, une sensation de manque. Et elle cachera les traces de ses larmes amères avant de mettre son voile.