— C’est ceci chose étrange, répéta sans cesse Tranchet, une personne qui est heureuse de vivre partage notre vin et le pain et puis, d’un coup, plus rien. Ah ! J’entends son rire, derrière la porte. Chut.
— L’air est collant et ça schlingue. Mes os sont drôlement secoués, j’aime pas ça.
Ricanements, murmures et cris, formules latines mélangées à une tête frappée contre quelque chose de creux. On se demandait pourquoi ils avaient les oreilles collées à la porte, tant les échos se cognaient contre les murs du salon. Ces histoires glacent le sang même si ça permettait à certains de monter de grade ou de clouer le bec à des Prêtres péteux. Pour se détendre, Apoline concentra son attention sur les cadavres des deux chats et de la perruche. Plus de trois mois dedans, comment Océane avait-elle réussi à vivre ?
— Ça bourdonne, Tranchet.
— Chut.
On entendait une porte au premier étage claquer, puis les marches de l’escalier grincer, ils ne bougèrent pas. La vaisselle d’une armoire cliqueta. Sur la porte ouverte, des ongles grattèrent. Trois coups, quatre, six. Ensuite un hurlement strident. La respiration se fit fort. Un râlement. Aux pieds des aguerris, les tapis persans poussés exhibèrent le parquet sali par un pentacle. Au bord, poignets fendus, tessons de bouteilles et la gueule ouverte d’Océane où son front était creusé par le stigmate d’Anaël. Elle était raide depuis pas mal de temps, ça grouillait dans son ventre.
— Tranchet.
— Chut à la fin !
Les murs tremblèrent, la porte s’ouvrit sur une salle à manger totalement vide, faiblement éclairée par la lune. Les os d’Apoline tremblèrent de plus belle. Ils avaient découvert son cadavre, cela n’était déjà pas assez ?
— Tranchet.
— Tu sais leur parler, ne rompt pas le lien.
— N’y’a pas de lien, on est chez une folle. Tu n’as pas compris qu’elle s’est suicidée ? Tu sais bien qu’ils sont enfermés dans leur monde. Je ne peux rien faire.
— La lâche pas, un lien comme ça…
— Tranchet. Partons.
L’avertissement ne manqua pas. Les deux observateurs furent projetés dans la pièce pour atterrir lamentablement sur l’herbe grasse du jardin. La porte d’entrée se ferma doucement. Une lumière se promena de fenêtre en fenêtre. Apoline et Tranchet se regardèrent et dans un même élan, se prirent dans les bras, dansèrent, hurlèrent leur bonheur. Océane Castelli ne fut plus perdue, Olrun ne subirait pas un assaut et surtout, ces trois gros Prêtres pouvaient manger leurs grimoires !