Une Dernière prière pour les Enfants du Ciel

Vieille peau fripée à pustules

Depuis quelques jours, le temps s'était adouci. Et en cette soirée de début de printemps, le ciel se teintait de couleurs riches et variées. Avec le beau temps, l'espoir avait refait surface dans la ville, comme si quelques jours de soleils suffiraient à effacer toutes les peurs. Une Forbachoise, pourtant, ne participait pas à cette ambiance détendue. Enfermée dans ses appartement, elle tournait en rond, en attendant que l'heure de son rendez-vous soit arrivée. La fatigue se lisait sur ses traits, et régulièrement, elle portait la main à son épaule dans une grimace douloureuse.

Depuis l'incident du lac, la blessure avait correctement cicatrisé, mais la zone restait très sensible. Un faux mouvement autant que l'humidité pouvait provoquer des élancements jusque dans la nuque. La chevelure rousse en désordre d'avoir passé et repassé sa main à l'intérieur, les joues pâles d'inquiétude, Viviane se demandait comment tout cela allait bien pouvoir se terminer une fois encore. Jamais rien ne fonctionnait comme il se devait, mais cette fois-ci, il était hors de question d'essuyer un échec : la vie de Cassandra était en jeu. Pour sa sœur, la rouquine était prête à tout, y compris à se sacrifier si cela s'avérait nécessaire. Cependant, Marie-Théodosine, dans son son orgueil tout chrétien n'avait pas tenu compte d'une chose. Toute ravie qu'elle était d'avoir découvert l'ancien quartier général de la Tribu d'Olrun, elle n'avait pas cherché à en savoir plus, sinon, elle n'aurait pas donné rendez-vous à Viviane dans un endroit qui faisait d'elle la plus puissante des sorcières à la ronde.

C'était dans cette erreur que résidaient tous les espoirs de la Grande Prêtresse d'Ailrun. La Clairière était un lieu de convergence mystique contre lequel l'Inquisitrice n'était absolument pas de taille à lutter. Viviane se rendrait au rendez-vous, bien évidemment. Et pas seule. Convaincre certaines de ses sœurs de la suivre pour qu'elle puisse sauver Cassandra avait été facile. Sans mentir, Viviane avait reconnu que cette mission aurait aussi pour but de sauver Cassandra, mais officiellement, l'objectif était de répondre à la menace de l'Inquisition en la neutralisant une bonne fois pour toutes. Pour que le piège puisse fonctionner, tous devraient rester cachés jusqu'au moment fatidique, mais ça ne devrait guère être un problème. La seule inconnue dans cette histoire, la seule chose qui pourrait faire tout capoter, c'était la présence de cette tour dont Viviane ne savait presque rien. Qu'Europe fut derrière, elle n'avait absolument aucun doute, mais quant à savoir quels étaient ses pouvoirs et ce que l'ancienne Grande Prêtresse y renfermait, c'était autre chose.

Le crépuscule n'allait plus tarder maintenant, et il était temps pour Viviane de se mettre en route. Tous ensemble, ils avaient décidé qu'il serait plus sage et plus discret d'arriver séparément. D'un pas décidé, Viviane se mit en route, faisant taire tous ses doutes et toute sa confusion. Marie-Théodosine avait su se montrer cruelle et impitoyable, il était désormais temps pour elle de payer pour ses forfaits. Après l'échec cuisant de Dieffenbach, Viviane n'espérait pas vraiment réussir à mettre fin à ses jours, mais elle avait dans l'idée que certaines blessures ne pourraient guérir et qu'elle forceraient l'Inquisitrice à prendre une retraite anticipée. Manipuler l'esprit des gens pouvait être d'une facilité déconcertante. Bien sûre, l'Inquisitrice serait une adversaire de taille, mais qui pourrait-elle face à Viviane dont les pouvoirs seraient immenses dans cette Clairière qu'elle avait eu l'orgueil absurde de pénétrer.

Tout en réfléchissant aux différentes étapes par lesquelles elle allait procéder pour mettre définitivement hors d'état de nuire ce danger qu'était l'Inquisition, elle marchait d'un pas vif. Sous ses pieds, les branches craquaient sinistrement à mesure qu'elle approchait du lieu de rendez-vous. Viviane pourtant, n'avait pas peur. Elle se sentait chez elle ici, plus que n'importe où ailleurs. Elle se savait en sécurité, elle savait que personne ne serait de taille à lutter contre elle ce soir. Pas ici. Pas avec de tels enjeux.

Enfin, les arbres s'éclaircirent, l'herbe se fit plus dense et l'imposante dame déboucha dans la Clairière. Inspirant une grande bouffée d'air frais, elle prit le temps d'admirer encore une fois ce lieu de paix et calme avant de porter ses yeux vers l'ignoble tour qui se dressait non loin, sombre et menaçante. Europe avait vraiment le don de faire ressortir le côté le plus obscur de chacune des choses qu'elle approchait.

L'heure du rendez-vous était enfin arrivée, et Viviane, sachant les siens cachés autour, se sentit plus prête que jamais à se battre.

Conseiller de la Suprema

Si Viviane débordait de confiance en soi, il en allait de même pour Mère Marie-Théodosine qui avait très souvent une longueur d’avance sur ses adversaires et savait garder des cartes cachées dans sa manche. Arrivée bien avant l’heure du rendez-vous sur les lieux, elle attendit patiemment dissimulée sous le couvert des arbres, que le soir tombe. Une pénombre teintée de l’orangé du couchant vint bientôt nimber la Clairière. Le pied de la tour d’Europe était mat et sombre, mais son sommet, culminant au-dessus de la canopée, était encore auréolé des derniers rayons du soleil.

Enfin, une crinière de cheveux roux légèrement délavés par les ans sortit de l’orée du bois. Viviane s’avança dans la clairière, la tête fière et haute telle la Grande Prêtresse qu’elle était devenue. Marie-Théodosine attendit encore quelques minutes, le temps de voir si tout était calme. La forêt était tranquille. Nul ne soupçonnait qu’une foule se cachait entre les troncs.

Finalement, l’envoyée du Vatican sortit du couvert des arbres et s’avança vers Viviane.
Il n’y avait aucune trace de Cassandra à ses côtés.

"C’est beau, l’amour fraternel" lança-t-elle avec ironie en se remémorant sa propre expérience.

"Je ne pensais pas que tu aurais les tripes de venir vraiment. Pour un peu, ça me tirerait une larme, tiens."

Viviane, sans se démonter, lui demanda où était Cassandra. La Clarisse sourit de toutes ses dents noircies à l’acide tannique et eut un haussement d’épaule:

"Pauvre folle, tu croyais vraiment que j’allais laisser ta sœur tranquille en échange de ta vie? ATTRAPEZ-LA!"

A son appel, une marée humaine surgit du couvert des arbres. Les Inquisiteurs se précipitèrent armes à la main en direction de Viviane, en dépassant mère Marie-Théodosine qui ne bougea pas d’un pouce et observa la scène.

Les hommes qui soutenaient l’envoyée du Vatican étaient une minorité parmi la totalité des troupes inquisitoriales. La Clarisse, ce soir, avait bien sûr amené tous ses « fidèles » -pour être sûre qu’ils ne se dérobent pas au dernier moment- mais aussi des hésitants qui avaient été surpris par la chute de Cassandra. Ou plutôt, non. Ils avaient tous été déstabilisés, même ceux qui auparavant auraient suivi la Comtesse de Saint-Loup les yeux fermés. C’était sans doute le cas de ce petit merdeux de Geisler, qui avait disparu depuis… Et mère Marie-Théodosine profitait de cette confusion générale pour manipuler des esprits et se faire de nouveaux adeptes. En dénonçant sans cesse publiquement, à quel point la trahison de Cassandra était honteuse. Bientôt, la Veuve brûlerait dans les flammes. Elle serait publiquement exécutée aux côtés d’une sorcière, et ce serait cette image que les gens retiendraient de Cassandra.

Sans compter la Grande Prêtresse du pacte d’Ailrun. Une fois celle-ci disparue de ce monde, la fragile tribu réunifiée, pleine de vieilles rancœurs, de secrets inavoués et de contradictions, se briserait tel un cristal trop fragile.

Vieille peau fripée à pustules

Futile et vain espoir que celui de Marie-Théodosine. Ses propos qui auraient dû être cinglants n'atteignirent même pas son interlocutrice qui la regardait de manière condescendante. Quelle pauvre folle de croire pouvoir atteindre les sorcières ici. Son appel a l'assaut amusa Viviane.

« Ainsi, c'était donc vrai. Ta stupidité n'a d'égal que ton orgueil ! »

En réponse à l'assaut des Inquisiteurs, Viviane appela les siens. Immédiatement, ses frères et sœurs sortirent à leur tour des bois, répondant à l'appel de leur Grande Prêtresse et attaquant ses assaillants. Avant même que les Inquisiteurs ne puissent atteindre la Grande Prêtresse qui s'était reculée, ils furent stoppé par les membres du Pacte d'Ailrun. Le combat qui démarra alors fut sans pitié. Les Inquisiteurs avaient pour avantage d'être armés, mais ici, dans la Clairière les pouvoirs conférés par Olrun étaient décuplés. Chacun des membres du Pacte présent était donc parfaitement de taille à lutter contre son adversaire.

Les minutes qui suivirent ne furent que chaos et désolation. Les Inquisiteurs, hésitant à faire usage de leurs armes, préférant capturer les sorciers et sorcières plutôt que des les tuer, se firent rapidement dépasser par les événements. Les envoûtements et autres sortilèges fusaient de partout. Autour d'elle, des Inquisiteurs se tenaient la tête terrassés par des soudaines migraines tandis que d'autres s'effondraient sous le coup d'un sort de léthargie. La lutte était inégale, et si quelques sorciers s'effondrèrent, d'autres prirent le relais, bataillant sans relâche pour annihiler l'Inquisition une bonne fois pour toutes.

Sous l'appel des ses sœurs, le vent s'était levé et la pluie avait commencé à tomber, réduisant le champ de vision des uns et des autres et transformant la Clairière en terrain boueux. Des bourrasques de vent invoquées parfois sans maîtrise arrachaient des branches qui frappaient violemment quiconque se trouvait dans leur chemin, Inquisiteurs ou Sorciers. Jeunes et moins jeunes, hommes ou femmes, tous luttaient avec la même vigueur. Combattre ici, dans la Clairière, lieu de convergence de tant de pouvoir donnait une vigueur sans précédent à tous les enfants d'Ailrun.

Le ciel clair et étoilé quelques minutes plus tôt n'était désormais plus que noirceur et menaces. Des éclairs zébraient de temps à autre le ciel, illuminant le chaos régnant dans la Clairière. L'un d'entre-eux, parfaitement contrôlé alla foudroyer un Inquisiteur qui s'effondra sur le sol, mort sur le coup. Ce ne fut que le premier de cette soirée d'horreur. Tout aurait pu être différent. Mais c'était sans compter sur l'inébranlable et incommensurable orgueil de l'Envoyée du Vatican.

Il était difficile de décerner désormais si l'un des camps avait l'avantage sur l'autre, mais Viviane n'en n'avait cure. Toute son attention était concentrée sur son adversaire personnel : Marie-Théodosine. Contrairement à ce qu'elle avait pensé au premier abord, l'adversaire était à sa taille et luttait avec une férocité rarement égalée. Viviane savait désormais qu'il lui faudrait prendre ses responsabilités en tant que Grande Prêtresse et tuer si nécessaire Marie-Théodosine pour l'empêcher de nuire encore. Ce n'était pas quelque chose qui l'effrayait encore, tuer, elle l'avait déjà fait, elle connaissait les conséquences, et elle n'en n'avait cure. La vie de Cassandra était en jeu, et cette vie n'avait pas de prix. Tout comme celle de tous ceux et celles qui l'avaient suivie ce soir dans la Clairière.

Le combat avait commencé au moment même où les premiers Inquisiteurs étaient arrêtés dans leur course par les membres du Pacte. Viviane s'était précipitée sur l'Inquisitrice en luttant de toutes ses forces pour garder son sang-froid et ne pas la tuer d'un simple sortilège incontrôlé. L'accès aux différents grimoires lui avait permis de découvrir les nouvelles possibilités de ses pouvoirs et de maîtrisé une magie autrement plus complexe et puissante qu'autrefois.

Au début, elle avait pensé qu'un simple contact visuel lui permettrait d'entrer dans l'esprit de son adversaire pour tenter de le briser. Mais Marie-Théodosine n'était pas complètement stupide et et fuyait son regard comme la peste. La pluie et le vent qui s'étaient levés n'aidaient en rien. Par plus que les assauts répétés de la rivale de Viviane avec son épée. La lame fendait l'air dans des sifflements rageurs sans pouvoir atteindre sa cible, Viviane avait invoqué les Ondines qui la protégeaient contre les attaques imprécises de son adversaire.

Ce soir plus que jamais, Viviane se sentait en parfaite harmonie avec Airlun et ses croyances. Elle luttait pour le plus grand bien, pour la justice, pour la sauvegarde de la ville, de ses habitants. Le règne de la haine n'avait que trop duré. Et aussi difficile que soit la réconciliation d'Olrun et du Lys, Viviane croyait profondément en sa réalisation proche.

Heurtée par une branche à la tête, Viviane manqua d'esquiver une nouvelle attaque et fut blessé à l'épaule, la même qui quelques semaines plus tôt avait été blessée par balle. La douleur, fulgurante, lui fit perdre le contrôle pendant quelques instants et les Ondines s'évanouirent. En face d'elle, le sourire carnassier de Marie-Théodosine s'était agrandi, transformant son visage en une pâle imitation du Cyclope des légendes grecques. Sûre de sa victoire, celle-ci s'approchait, le fer menaçant, pour imposer une reddition à Viviane. C'était sans compter sur la volonté de cette dernière.

Malgré la douleur, elle se releva et recula. Concentrant toute son énergie et sa volonté, elle se laissa totalement imprégner par Ailrun et sa puissance. Un aura lumineuse commença à se distinguer autour d'elle, comme si Viviane était devenue elle-même une source de lumière. D'un blanc éclatant, celle-ci se mit à irradier de plus en plus fort au point que regarder Viviane devenait difficile. C'est avec une ardeur nouvelle que les combattants d'Ailrun repartirent à la charge, portés par l'exploit de leur Grande Prêtresse.

Tout ceci était totalement nouveau pour Viviane qui jusqu'ici n'avait jamais utilisé l'Appel de Lumière. Propre à chaque Grande Prêtresse, elle n'était pas sûre du résultat qu'elle obtiendrait. Mais une chose était sûre, après cela, plus rien ne serait comme avant.

Viviane se sentait comme une boule d'énergie sur le point d'éclater. La lumière était de plus en plus forte et elle sentait la chaleur se répandre dans ses veines comme un remède miracle. La douleur de son épaule s'évanouit aussi brusquement qu'elle était apparue, soulagement qu'elle n'avait plus ressenti depuis des semaines. Puis, sentant qu'elle ne pouvait plus contenir l'énergie, elle la libéra en direction de Marie-Théodosine.

Pour la première fois depuis le début de leur combat, elle croisa son regard. Était-ce de la peur qu'elle y lisait ou alors de la joie ?

Aguerri(e)

Chaque guerre, chaque bataille, nécessite une cause. Qu'elle soit juste ou non ne dépend que de celui qui la défend. Mais personne ne peut se battre sans une hargne particulière, celle là même animée par la foi, la haine, l'envie de vengeance, l'amour, le désir, ou même la jalousie. L'Homme, dans sa toute beauté, est incapable de se battre juste pour se battre, relevant par là-même le but de toute une vie : la survie. Chacun caresse une envie secrète, un désir qu'il souhaite assouvir un jour.
Et les sorcières n'étaient pas si différentes. Elles se battaient ce soir pour tenter de mettre fin à une guerre, dans un paradoxe infini qu'elles ne semblaient pas voir. Et toutes les meilleures raisons du monde ne contentaient pas la conscience d'Alix.

Elle n'avait accepté d'être là que pour pouvoir protéger sa mère. Eleonor, toute ragaillardie par le discours de Viviane, aurait été prête à donner sa vie pour la Grande Prêtresse, et cela ne plaisait que très peu à la jeune femme. Aussi, avait-elle accroché ce soir sa rapière à sa ceinture.

Alors, lorsque Viviane lança l'appel, Alix se contenta de suivre sa mère. Les sortilèges pleuvaient dans un chaos tel que la jeune femme avait du mal à comprendre ce qui se déroulait. En ce lieu, la lutte était inégale encore une fois, mais les adversaires étaient bien armés, et la menace était réelle. La brune esquiva une branche arrachée par une bourrasque surnaturelle. Ainsi séparée de quelques pas de sa mère, Alix dû jouer des coudes pour se rapprocher d'elle. Un coup de poing écarta un Inquisiteur qui ne la regardait pas, et quelques coups de rapière lui permirent de rejoindre Eleonor dont la magie était stupéfiante ce soir. Mais Alix avait aussi peur de croiser son Oncle dans la mêlée. Comment se sortiraient-ils d'une telle situation ?

La noirceur du ciel lui imposait de ne penser qu'à une chose à la fois. La menace planait tellement près qu'un Inquisiteur prit un éclair juste sous son nez. Alix en repoussa un autre par un sort de léthargie -un des rares qu'elle maîtrisait sans soucis.
A ce stage, Alix pensait que la tournure du combat serait en leur faveur. Après tout, le lieu était un terrible avantage pour elles. Viviane aurait alors sa revanche, et Forbach pourrait redevenir le lieu tranquille qu'elle n'avait jamais connu.

Néanmoins, un moment d'inattention fut fatal. Alix, occupée à lancer un nouveau sortilège, sentit que l'on dégageait d'un coup sec la rapière de sa main. Voilà, c'était pour cela qu'elle n'aimait pas recourir à la magie : la concentration que cela lui demandait la mettait toujours hors course. La brunette observa alors durant une seconde l'ennemi qui lui faisait face : un homme d'environ son âge, à la large stature dont elle réussi à esquiver le prochain coup. Désarmée, et incapable de lancer un sort dans une telle situation, Alix tenta de le frapper à mains nues, mais la menace de l'arme tranchante que tenait l'Inquisiteur lui fit changer de tactique. Le but était donc de semer cet homme et de revenir rapidement.
C'était sans compter sans l'incroyable endurance de l'Inquisiteur. Alix avait beau esquiver les attaques, l'autre restait toujours à une dangereuse distance. A court d'idées, Alix continua de longer l'étrange tour de guet jusqu'à ce que l'homme finisse par la rattraper, l'acculant contre le mur de pierres. Sa poigne de fer l'empêchait de se dégager. Et personne pour l'aider dans ce coin. Personne. La brunette commençait à se dire que tout allait se finir bêtement ici. Ce fut donc une immense surprise lorsque, toujours en train de se débattre, Alix se sentit aspirée en arrière, là où, quelques secondes auparavant, se trouvait un mur.

Après la petite chute qu'avait entraîné cet événement inattendu, Alix se retrouva dégagée de l'Inquisiteur qui était lui aussi passé à l'intérieur. Elle songea un instant à essayer d'avoir l'avantage sur son assaillant, mais il commençait lui aussi à se relever. Il ne restait plus qu'une solution : emprunter l'escalier en colimaçon qui montait, car l'ouverture magique venait de disparaître.

Alix avait beau être débordante d'énergie, cela faisait un petit moment à présent qu'elle courrait. Elle espérait que son adversaire soit lui aussi à bout de souffle, mais ses lourds pas résonnaient sur les escaliers tortueux avec autant de vigueur que lorsqu'il avait commencer à la prendre en chasse. Retenant un juron pour économiser son souffle, Alix continua sa montée des marches.

Finalement, elle en voyait le bout. Quelle surprise, quel piège l'attendait là-haut ? Elle se sentait à nouveau tel le lapin débusqué de son terrier, fonçant directement droit dans un piège tendu à son honneur. Que faisait-elle donc en ces lieux ?

Pas le temps de répondre à cette question. Alors que l'escalier en colimaçon débouchait sur un immense salon, et que l'Inquisiteur semblait la rattraper, un bruit sec résonna dans les lieux.
Alix se figea instantanément. Elle avait assisté au piège tendu au Comte, et savait parfaitement quel bruit faisait une arme à feu. La seconde qui suivit la détonation fut affreusement longue, jusqu'à ce qu'elle entende le bruit de la chute d'un corps dévalant les escaliers.

Mais Alix ne bougeait plus. Il y avait face à elle un spectacle tout à fait fascinant. Là, juste sous ses yeux, Europe Eléanora-Sun, la tête relevée, était assise dans un fauteuil, mousquet fumant à la main. Son assurance incroyable semblait crier non seulement à Alix, mais aussi à toute la clairière, que c'était elle qui gagnait ce soir. Une telle magnificence n'était que le signe qu'Europe avait attendu Alix. La planification était affreusement parfaite.
La brune garda le silence suffisamment longtemps pour entendre le corps de l'Inquisiteur terminer sa chute au bas de la tour.

« Europe ? … Que se passe-t-il ici ? … Vous savez au moins que la totalité des gens présents dans cette clairière veulent votre peau ? »

Elle appréciait qu'Europe lui ait sauvé la vie, mais la situation était presque trop absurde, sans parler de sa mère, là, en bas, faisant face à des rafles d'Inquisiteurs.

Fugitive

Europe pencha la tête pour exprimer l’affirmative. Ses cheveux, plus hirsutes que naguère, étaient maintenant si longs qu’ils touchaient l’accoudoir du large fauteuil dans lequel elle était assise.

"Je sais… Mais nul ne peut pénétrer dans la Tour sans mon consentement –elle est conçue pour ça. (Europe marqua une pause, durant laquelle on n’entendit plus que les cris de l’affrontement de la Clairière, les bruits de lames entrechoquées, les détonations d’armes à feu). J’observais le déroulement de la bataille en bas. Je t’ai vue en danger… alors j’ai ouvert l’accès."

La Grande Prêtresse déchue posa son arme sur un guéridon proche et observa quelques secondes Alix. Celle qui était maintenant une adolescente épanouie, était auparavant une fillette en bas âge qu’Europe avait connue depuis sa naissance et avait vue grandir. Elle retrouvait tellement d’Eléonor dans ce visage au teint blanc, aux traits délicats… Le contempler était une souffrance. Une souffrance qui la transportait des années en arrière, à l’époque de sa propre adolescence, où elle était encore entourée de joie, d’amis, de sa famille, de son clan, et où tout allait pour le mieux.

La sorcière se leva et s’approcha à pas mesurés, sans faire de gestes brusques pour ne pas qu’Alix ait l’idée de prendre la fuite. Elle venait peut-être de lui sauver la vie, mais la jeune femme entendait sans doute tous les jours rabâcher les mêmes discours diabolisant Europe. Il fallait donc se montrer précautionneux.

D’un geste du bras, elle désigna le balcon, et donc la scène de la bataille en contrebas:

"Je suis désolée de rester ainsi recluse pendant un tel affrontement. J’aimerais pouvoir faire quelque chose pour ta mère. J’aimerais faire quelque chose pour eux tous… Mais je ne peux plus rien pour la tribu, désormais, puisque c’est Viviane qui la dirige."

Europe jeta un bref coup d’œil au cadavre de l’Inquisiteur qui répandait une marre de sang sur le parquet sombre de l’observatoire.

"Puisque tu es ici, Alix, j’en profite pour t’avertir. Je sais que je suis considérée comme l’ennemie d’Ailrun, et en un sens, c’est vrai… Mais il y a encore beaucoup de personnes qui me sont chères au sein de la tribu et que je ne veux pas voir périr. Ta mère et toi en faites partie. Par égard pour vous, je me dois de te donner cet avertissement: fait attention à Viviane. Elle va mener la tribu à sa perte."

La sorcière chercha le regard d’Alix. Il était important que celle-ci croit à son mensonge.

"Je la croyais mon amie, mais elle a tout calculé pour usurper le trône. Sa bonté est factice, Alix… elle l’a déjà prouvé, en tentant de piéger Noâz à l’étang de Diefenbach. Elle ne compte pas assurer la pérennité de la tribu, contrairement aux apparences, mais l’engager dans toujours plus de batailles contre l’Inquisition, afin de la détruire complètement. Cela paraît fou mais Noâz a été victime du même complot de son côté, car détrôné par le complice de Viviane: Antoine Vaudremont. Réunies en une seule, les deux tribus sont une cible plus facile et plus centralisée pour les Inquisiteurs…"

Europe poussa un soupir au bon moment, pour ponctuer son propos. Elle réalisa que ses talents de comédienne ne l’avaient jamais quittée.

"Je me méfiais d’Alicia… mais c’était une erreur. Le danger était juste à côté de moi et portait le nom de Viviane. J’ignore ses motivations… mais il ne faut pas la sous-estimer. Elle s’est arrangée pour m’accuser de toutes les exactions alors que beaucoup ont été commises en réalité par elle. Maintenant, je suis l’ennemie publique et elle a le champ libre. Surtout méfie-toi, Alix."

Conseiller de la Suprema

Au sens littéral du terme, la Clairière était devenue un champ de bataille. La plus grande confusion régnait au pied de la tour des anges; la nuit tombante conjuguée à l’apparition des nuages noirs dans le ciel, invoqués par les sortilèges de Tempestaires, rendaient la visibilité quasi-nulle. Et les lieux étaient secoués d’une tempête artificielle qui était évidemment le fait des sorcières.
Au milieu de ce capharnaüm, Inquisiteurs et membres du pacte d’Ailrun se déchiraient dans un assaut furieux, qui montraient avec délectation à Marie Théodosine que malgré toutes les belles paroles mielleuses que pouvaient répandre Viviane et les autres dirigeants, la paix était encore loin, très loin –sans doute même ne verrait-elle jamais le jour. Pas elle vivante en tout cas.

L’envoyée du Vatican combattait comme une tigresse. Et le mot était faible: elle était sur tous les fronts, exhortant ses troupes d’une voix plus sonore que la tempête, les haranguant, les encourageant, les insultant tour à tour –tout pourvu qu’ils prennent le dessus sur leurs adversaires. Et Marie Théodosine menait les assauts d’une façon extraordinairement véloce et habile pour une femme de son âge. En fait, aussi incroyable que cela paraisse, elle semblait même surclasser des Inquisiteurs plus jeunes, dans la force de l’âge. Sa rapière ne pesait pas plus lourd qu’un bâton dans sa main, ses articulations ne faiblissaient pas, et il semblait à tous qu’elle eut retrouvé la vigueur de ses vingt ans en menant son duel contre Viviane. Aucune vieillarde ne pouvait se mouvoir de la sorte avec une telle vivacité. Le phénomène semblait impossible, et pourtant…

Pourtant l’envoyée du Vatican était-elle bien là, éclatant sporadiquement de rire sous l’effet d’une aisance grisante. Elle réussit à porter un coup d’épée à Viviane qui recula en titubant et heurta une branche. Acculée, la grande prêtresse monopolisa ses pouvoirs et bientôt, une lueur naquit en auréole autour de sa peau, illuminant les lieux sombres et en tourmente. En voyant cela, les membres du pacte d’Ailrun furent galvanisés. L’irradiation, d’un doré lamé de cuivre qui rappelait la teinte des cheveux de la grande prêtresse, grandit encore et encore jusqu’au devenir aveuglante; puis elle se condensa en un rayon qui jaillit vers Marie-Théodosine.

A la surprise générale, celle-ci sourit. Elle eut juste le temps de balancer négligemment sa lame par-dessus son épaule, et, tandis que la luminescence fusait vers elle, l’envoyée du Vatican attrapa l’offensive de lumière à pleine main.

Le sortilège se tordit comme si il se fut agi d’une créature vivante et matérielle prise à la gorge, puis, au terme d’un grésillement, s’éteignit et se dissipa dans l’air tel une bougie qu’on souffle.

Un silence atterré empreint de stupéfaction tomba sur la clairière. Marie-Théodosine, sentant tous les regards –d’Ailrun comme de l’Inquisition- fixés sur elle, sentit bien que tous cherchaient une explication à l’exploit d’éteindre d’une seule main l’appel de lumière d’une grande prêtresse.

"Le culte impie ne peut rien contre la foi catholique!" lança-t-elle en guise d’explication. Et, dans son élan, elle sortit un pistolet d’un étui accroché dans son dos et tira sur Viviane.

La détonation résonna en échos dans la Clairière tandis que la balle embrasait le canon. Viviane, touchée à l’épaule –la même qui avait déjà fait la cible de l’attaque d’Europe- s’effondra dans l’herbe détrempée, laquelle se teignit doucement des liquides de sa blessure.

"Capturez-la!"

Obéissant à l’ordre, les Inquisiteurs convergèrent vers le corps blessé de Viviane tandis que des membres d’Ailrun se précipitaient déjà pour tenter de secourir leur Grande Prêtresse. Marie-Théodosine dévoila alors un deuxième pistolet qu’elle empoigna dans l’autre main, canardant les troupes ennemies. Ses hommes l’imitèrent et bientôt, même les sorcières ne purent rien contre la puissance des armes à feu. Le clan réunifié privé de sa dirigeante dut se replier; l’envoyée du Vatican ne chercha pas à poursuivre les derniers fuyards. Elle s’assura juste que Viviane était hors d’état de nuire et sonna la retraite; bientôt, il ne resta plus dans la Clairière que des cadavres.

Aguerri(e)

Les battements de cœur ne voulaient pas s'arrêter. Alix se sentait toujours à bout de souffle, et toujours au milieu d'un piège qu'elle n'avait pas demandé.

En face d'elle, la Grande Prêtresse déchue. L'entité qui avait animé la tribu d'Olrun, et qui à présent donnait une raison d'être au Pacte d'Ailrun. L'ennemi commun qui faisait avancer toute une ribambelle de sorcières chassées de chez elles. L'Inquisition prenait une place de plus en plus terrifiante à Forbach, tandis qu'Europe, elle, restait encore une menace si mystérieuse qu'elle restait aux yeux des gens la menace abordable, celle qui pouvait être rapidement éradiquée.

Et Europe s'approchait d'elle, comme le prédateur approcherait sa proie. Alix sentit sa main partir vers la garde absente de son épée, ne rencontrant que le vide. Pourquoi donc voudrait-elle se défendre, après tout ? Les événements s'étaient mêlés, et la jeune femme ne savait plus trop dans quel camp elle se trouvait. Les choses n'étaient pas parfaites, mais au moins elle avait toujours quelqu'un à protéger.

Europe poussa un peu plus loin le vice, jetant la faute sur Viviane, et sa manière de diriger la tribu, agrandissant de ce fait le fossé qui séparait Alix et la manière qu'avait la Grande Prêtresse de voir les choses. Depuis l'incident de l'étang, Alix doutait de plus en plus, et rien n'y changeait. La brune voulait un changement, et Europe l'avait bien compris, en captant toute son attention. Elle avait compris les motivations d'Alix, sa manière de penser, ses envies.

A sa mise en garde, la jeune femme ne put s'empêcher de jeter un coup d'oeil aussi à la mare de sang qu'avait répandu l'Inquisiteur. Cet homme avait traversé la clairière entière, grimpé les escaliers d'un lieu résolument magique, poursuivant sans relâche une sorcière, et tout cela pour quoi ? Trouver la mort. Le fanatisme n'avait plus aucune limite. Mais il avait contribué au fait qu'Alix se trouvait ici, à cet instant. Sans lui, la jeune femme serait encore dans la clairière. Il y avait quelque chose, dans cette rencontre avec Europe qui laissait croire qu'un certain destin se tissait, quelque chose d'inévitable. Et Alix écoutait l'ancienne meneuse de la tribu avec une attention sans faille.

« Alors vous restez ici, sans rien faire, pendant que Viviane nous mène dans un combat que nous ne pouvons gagner ? Je ne peux y croire... »

Captivée par le regard que lui portait Europe, Alix restait néanmoins à une distance prudente. Qui pouvait dire de quoi était encore capable Europe Eléanora-Sun ?

« Viviane a ce pouvoir que vous n'avez jamais eu, Europe... Tout est beau lorsqu'elle parle. Chaque événement dans lequel elle nous entraîne devient beau dans sa bouche. Elle n'oblige personne à la suivre : elle convainc toute la tribu.
Mais j'ai vu à l'étang ce qu'elle a presque fait. Déranger une âme pour avoir le Comte. Ce piège était inacceptable. Et depuis, les choses dérapent. L'Inquisition nous a pris le repaire d'Alicia, et à présent la clairière est en sang... »

Quel serait l'intérêt de Viviane dans cette histoire ? Alix ne se sentait pas les idées claires. Europe n'avait jamais été la meneuse qu'était Viviane, mais elle voulait bien reconnaître le charisme qu'elle dégageait. Europe était cette vieille sorcière que l'on respectait pour l'autorité qu'elle inspirait dès que l'on posait son regard sur elle. Aujourd'hui elle n'était peut-être plus que l'ombre de ce qu'elle avait été, mais la lueur qui brillait dans ses yeux rappelait à la brune l'entretien qu'elle avait dû passer plus jeune. Pour quelle raison Europe avait-elle accepté de la garder au sein de la tribu ? Alix n'en savait toujours rien, mais cela avait également contribué à la faire apparaître ce soir dans cette tour.

« Je vous crois, Europe, parce que je sais qu'un ennemi commun est une bonne manière de réunir deux vieux ennemis. Le piège tendu au Comte en est la preuve. Mais je vous connais assez pour savoir que vous ne restez pas ici sans une idée derrière la tête. »

Alix s'écarta de l'emprise qu'avait Europe pour se diriger vers le balcon alors que résonnaient des coups de feu particulièrement véhéments. Elle voulait voir ce qui s'y déroulait. La vue de sa mère encore en vie la rassura l'espace d'un instant, mais vue d'ici, la bataille semblait définitivement perdue, comme une blessure prête à s'infecter, et le désespoir ne pouvait que croître. Car il était clair à présent que l'infection venait de l'intérieur : Viviane. Et la loyauté qu'elle inspirait assurerait son règne jusqu'à la fin. Quelle qu'elle soit.

« Mère a toujours dit que vous étiez la plus grande sorcière qu'elle ait jamais vu. A présent elle nourrit une haine profonde pour vous. Je ne sais qui écouter, mais si la tribu vous importait autant, vous ne laisseriez pas vos sœurs mourir en bas de votre tour. Vous sauteriez dans une barque pour nous empêcher de nous noyer, comme vous l'avez fait pour le Comte. »

Et elle, elle était là. A l'abri, tandis que sa tribu se faisait décimer. Jusqu'où allait sa loyauté ? Après tout, elle se trouvait tout près d'Europe. Elle n'avait qu'à la tuer, là, maintenant, pour retirer une épine du pied de chacun.
Après tout, tout venait d'elle, non ? Combien de temps hésiterait Eleonor à sa place ?

Fugitive

Europe voyait bien que l’adolescente demeurait dans un état craintif, sur le qui-vive –ce qui était parfaitement compréhensible, puisqu’elle venait d’échapper de peu à un Inquisiteur fermement décidé à l’abattre. La sorcière laissa donc de l’espace à Alix et ne tenta pas d’imposer sa présence, qui semblait redoutée. La jeune femme était en proie au doute, ne sachant que penser des (fausses) révélations d’Europe.

"Sans rien faire? Non, je ne dirais pas ça. Alix, aucun jour depuis ma destitution, je ne suis restée inactive. Au contraire, j’ai tenté beaucoup de choses pour sauver la tribu, et de Viviane et de ses périls… Tu as dû en entendre parler: c’est moi qui ai organisé l’attaque du convoi transportant l’épée du Gardien jusqu’à l’évêque de Metz. Je voulais à tout prix empêcher que cette lame ne devienne une arme entre les mains de l’Inquisition… mais c’est ce qui a fini par arriver. J’ai échoué, c’est vrai –mais je ne suis pas inactive, je te l’assure."

Cela au moins, c’était la stricte vérité; Europe n’avait eu de cesse de mener des actions dans l’ombre. Elle écouta d’un air navré Alix lui dire ce qu’elle avait déjà réalisé il y a bien longtemps: Viviane était une dirigeante modèle, soutenue par les membres de son clan. Du moins la plupart d’entre eux –mais les évènements de Diefenbach avait changé la perception des plus perspicaces, comme la fille d’Eléonor. Et Europe savait qu’il aurait été bête de ne pas exploiter cette brèche.

"Je sais bien qu’elle possède ce don… C’est malheureusement pour ça qu’elle a pu abuser autant de personnes, moi y compris, pendant tant d’années… Mais même le déguisement le plus subtil a des failles. Comme tu le dis, l’attaque à l’étang l’a prouvé. Ainsi que la prise des sous-sols… L’Inquisition a accès à beaucoup trop d’informations pour que ce soir naturel. Pour plusieurs raisons, je suis persuadée que Viviane est de connivence avec sa sœur aînée, Cassandra, l’Inquisitrice générale. Tu es au courant de cette histoire, n’est-ce pas? Cassandra a subi le rituel d’amnésie en souhaitant quitter Olrun, il y a de cela des décades. Depuis qu’elles se sont retrouvées, il est possible qu’elles aient tout manigancé pour se venger de la tribu. Pratique, avec l’une d’entre elles dans chaque clan…"

Europe poussa un soupir, mimant l’affliction, alors qu’intérieurement elle se sentait satisfaite d’avoir inventé un mobile plus ou moins crédible aux prétendues exactions sous-jacentes de Viviane.
La grande prêtresse déchue fixa la silhouette élancée de l’adolescente qui se penchait au balcon, pour observer la scène en contrebas. Evoquer Eleonor ravivait à nouveau de douloureux souvenirs, mais il fallait tirer un trait sur le passé.

"Ne parle de tout cela à personne. Surtout pas à ta mère. Je sais qu’elle est fidèle à Viviane –et je ne peux pas lui en vouloir. Elle est encore persuadée que Viviane est de bonne foi, aveuglée par cette amitié qui m’a aveuglée, moi aussi, pendant si longtemps…"

Lorsqu’Alix lui reprocha de rester au sommet de sa tour sans rien faire, alors que ses anciennes sœurs succombaient en contrebas, Europe écarta les bras en signe d’impuissance.

"Alix… tu ne peux pas l’avoir oublié: l’ange Anaël m’a privée de mes pouvoirs magiques. Lorsque je suis seule, comme en ce moment, je ne peux rien faire ou presque. C’est pour ça que la Cabbale a été créée. Sans mes ultimes partisans, je suis impuissante; ce sont eux qui effectuent les invocations des sortilèges à ma place."

Dans ces circonstances, on ne pouvait lui reprocher de s’abstenir de se lancer dans un affrontement où elle se ferait décapiter en quelques secondes. Europe s’approcha à pas mesurés d’Alix pour venir se poster au balcon, près d’elle, à une distance respectable. Cependant, elle n’était pas tournée vers la scène de la bataille en bas, mais vers l’adolescente.

"Alors si tu le désire, tu peux faire partie de ces personnes. L’aide de chacun est précieuse. C’est pourquoi il y a une place pour toi au sein de la Cabbale...
Noâz, moi et les autres luttons contre l’usurpateur, non pas pour se ré-approprier les trônes et simplement régner… Nous luttons pour assurer la pérennité des tribus, et qu’elles ne perdent pas leur identité respective. La fusion des deux clans est un non-sens qui va conduire à leur perte. Ce serait renier l’individualité d’Olrun et du Lys Noir…
C’est en les faisant s’affronter pendant des années que nous nous sommes fourvoyés, mais les fondre l’une dans l’autre n’était pas la bonne solution non plus. J’ai mis longtemps à réaliser cela, mais faire coexister les deux tribus pacifiquement est possible... C’est sans doute cela, la paix. Le miracle qu’attend l’Ange au solstice.
Nous luttons pour notre salut, à tous."

Aguerri(e)

D'Europe, Alix se rendait compte qu'elle ne savait que peu de choses. Elle savait les histoires que l'on racontait, ou les souvenirs de cette femme froide et ambitieuse qu'elle avait connu, mais elle avait complètement oublié cette femme que lui avait autrefois décrit sa mère. Cette femme qui venait parfois partager un thé avec son amie, en jetant un regard bienveillant sur l'enfant qui jouait dans la pièce. Et voilà qu'aujourd'hui, guidée sans son arme par le destin près de l'ennemi, au lieu de trouver un monstre prêt à lui sauter à la gorge, Alix trouvait une femme prévenante, qui lui promettait un monde meilleur.

Les derniers mots qu'elle prononça résonnèrent un long instant dans les oreilles d'Alix. Après tout ce temps à essayer de réunifier la tribu, il était nécessaire de se rendre compte que cela ne marchait pas. Viviane les menait pour faire front face à un ennemi commun, mais lorsqu'il serait à terre, il n'y aurait plus rien pour empêcher les sorciers de se refaire la guerre. Car ils n'apprenaient pas à vivre ensemble : ils apprenaient à se supporter le temps que la situation se décante.
Et elle ne se décantait pas.

Alix, comme les autres sorcières, avait dû subir la révélation au grand jour de leur tanière par les Inquisiteur, et le sentiment d'être continuellement traquée, prête à être accusée à tout instants. Comme toutes les sorcières, elle était fatiguée de prétendre ne rien savoir, alors que l'Inquisition gagnait du terrain.
Alors, Alix écoutait ce que lui racontait Europe. Tout tournait dans son esprit. L'histoire de Cassandra, dont elle n'était pas vraiment au courant, rendait encore plus plausible ses suspicions face à Viviane. Et si la sorcière était un élément placé par l'Inquisition, pour élaborer l'éradication des sorcières sur le long terme ? Ou bien si c'était vraiment cette histoire de vengeance ?

Le regard de la jeune femme se perdait dans l'agitation des sorcières qui quittaient les lieux. Elle avait soudainement cette drôle d'impression d'être une privilégiée. Du haut de cette tour, en sécurité, elle avait un regard plus clair sur la situation. Elle voyait à présent la gangrène qui affaiblissait sa tribu, et qui mettait en danger sa famille. Elle voyait les schémas se faire et se défaire, et les complots qui se tramaient.

« La paix ? ... »

Alix tourna son regard vers Europe. Même sans ses pouvoirs, la femme restait un prédateur à ne pas négliger. Elle avait visiblement tissé sa toile, et projetait quelques desseins d'ici peu. Alix aurait pu le jurer. Mais Europe Eléanora-Sun, contre toutes attentes, paraissait se battre pour le bon côté.

« Oui. La paix, ce serait bien. »

Songeuse un instant, Alix semblait hésiter. Malgré tout ce en quoi elle croyait, cela restait une décision difficile. C'était une trahison envers sa tribu, envers tout ce pour quoi sa mère l'avait élevé.Néanmoins, il lui semblait avoir trouvé une cause à partager avec quelqu'un d'autre. Elle gardait ses doutes pour elle depuis des semaines, et il était bon de trouver enfin quelqu'un qui y croyait aussi.

« Je veux en être. Viviane a une éthique qui ne me plaît guère, et je ne me suis jamais autant sentie pourchassée que depuis qu'elle est au pouvoir. Je suppose que vous avez raison, et qu'elle ne doit pas être ce qu'elle prétend. Alors je veux vous aider, le Comte et vous, à trouver la paix, ici, à Forbach. »

La paix. Cette douce chimère qu'elle voulait poursuivre depuis des années. Plus personne à Forbach n'était assez vieux pour raconter avec suffisamment de détails ce qu'était la paix. C'était devenue une illusion, un rêve, un fantasme que chacun voulait attraper. Et si la Cabbale pouvait, peu importait comment, rajouter une dose de réel à ce rêve, alors Alix voulait bien se battre à leurs côté.
Eleonor finirait par comprendre son choix, elle en était certaine.

« Que devrais-je faire pour vous aider ? »