"La fortune est une créature fantasque, toujours ivre, et aveugle par-dessus le marché : aussi, ne voit-elle point ce qu'elle fait et ne sait-elle ni qui elle abat, ni qui elle élève."
Cervantès - Don Quichotte
Elle s'était faufilée, légère et discrète, parmi la foule des passants qui encombraient les portes de la ville, ses souliers claquant sur les pavés humides et luisants. Elle avait progressé sans songer, sans s'encombrer de questionnements. Ce fut le corps qui lui fit défaut le premier : elle était épuisée. En effet, cette gracile damoiselle n'était guère accoutumée à pareil trajet à pied, et l'ensemble de son enveloppe charnelle la tourmentait terriblement. Aussi, fut-elle contrainte de marquer une pause, se repliant sur elle-même avant de récupérer le souffle perdu, le minois rougi par le froid de la nuit fuyante, les lèvres purpurines, le nez et les joues carminés. Sa robe sombre et ses épais jupons -tenue imposée par le couvent et qui n'avait rien de luxueux- étaient auréolés de fange et elle n'avait plus de noble que le ton blafard de sa peau.
Lentement, elle releva le nez, sa respiration s'apaisant de façon progressive, et elle étudia d'un air surpris l'agitation autour d'elle. On hélait, on gigotait, on courait, on chantait de tous bords. Les chariots passaient rapidement, ébranlant la rue sous leurs roues, sous le martèlement intempestif des sabots équins des bêtes de somme. Des odeurs qu'elle méconnaissait se mêlaient au parfum piquant de la boue et agressaient ses narines subtiles. Parfois, quelque flâneur s'arrêtait pour l'observer d'une mine étonnée, elle rougissait alors légèrement et faisait semblant d'être affairée à réajuster ses jupons.
Elle s'accorda quelques temps pour aviser, toisant le vide de ses prunelles célestes. Il lui fallait obtenir l'aide de quelqu'un. Mais elle ne pouvait en aucun cas dévoiler la vérité. Dans quelques semaines, la nouvelle de sa fuite aurait été disséminée dans la région et des hommes d'armes seraient lancés à ses trousses. Quelle vie, quelle situation allait-elle inventer pour s'en sortir ? Une illumination lui vint alors, animant son regard d'un éclair de soulagement : Ce serait une histoire de bergère.
Elle était parfaitement consciente qu'elle ne pouvait rester immobile, d'autant plus qu'un homme à l'allure peu honnête la dévisageait désormais avec insistance... Elle le gratifia d'un sourire niais et s'apprêta à reprendre sa course vers le hasard. Mais celle-ci fut rapidement écourtée par une violente collision, qui l'envoya voler sur les pavés avec brutalité. Étourdie, Clothô se recroquevilla sur elle-même dans un geste protecteur, faisant fi des écorchures qui dévoraient ses genoux. Et déjà quelques larmes fuyaient son regard pour humidifier ses joues.