[Précédent = Tout finit par des larmes



Europe avait passé une journée éreintante. Levée en pleine nuit, elle avait d’abord eu la surprise et la peur de se voir remettre le corps ensanglanté et évanoui de Viviane, trouvée nue devant sa porte sous une pluie battante. Elle n’avait d’ailleurs que peu dormi en attendant le réveil de sa Prêtresse, et s’en était suivie, outre l’angoisse procurée par le récit de l’agression de Viviane, une terrible discussion pour le moins houleuse qui avait fait remonter à la Grande Prêtresse des émotions à fleur de peau. Heureusement, tout s’était bien terminé entre elles; mais Europe avait passé le reste du temps à ronger son frein en s’occupant d’horripilantes paperasses, attendre un messager qui ne venait pas, envoyer un autre messager, confier plusieurs missives à sa cousine Merope en partance pour Frauenberg, écrire des rafales de courrier à de nombreux contacts d’importance, bref… toutes les mesures qui s’imposaient en ces temps d’urgence et qui lui avaient pris une bonne partie de la journée. A présent, elle avait des crampes au poignet à force de manier sa plume d’aigle; la nuit était tombée sur ce sombre soir d’hiver, et accomplir toutes ces formalités nécessaires n’avait pas été un jeu d’enfant compte tenu de l’effervescence qui avait régné ce jour dans Forbach. Tôt ce matin avait en effet été découvert le corps sans vie et affreusement égorgé du moine de l’Eglise de Zetting; aussitôt le chaos des autorités avait afflué, les compétences des uns empiétant sur celles des autres, un désordre systémique et généralisé s’installant progressivement sur la ville à mesure qu’on apprenait également l’agression de Viviane. A la fin de la journée, encore assise à son bureau et penchée sur des parchemins malgré l’heure tardive, Europe pensait enfin en avoir fini avec l’Agent du Diable et ses horreurs… mais elle se trompait.

Elle bailla et s’étira, les yeux bouffis de fatigue, ayant du mal à réfléchir clairement. Les devoirs avaient occupé son temps de telle façon qu’elle n’avait pas eu le loisir de prendre un vrai repas, et son ventre émettait de sinistre bruits de canalisations bouchées. On frappa à ce moment à la porte et sa domestique Henrietta vint la prévenir du retour de Mérope. Europe alla à la rencontre de sa cousine, l’accueillant avec un sourire aux lèvres; elle revenait de Frauenberg avec une missive de Cassandra de Saint-Loup pour Viviane, qui avait été transportée du grand salon jusque dans une vaste chambre, afin de se reposer tant qu’elle était encore en convalescence. La Grande Prêtresse ne se permit bien sûr pas de lire la lettre mais se doutait que Cassandra n’avait pas répondu favorablement à sa demande d’hébergement. Elle ne pouvait lui en vouloir; outre des soucis d’ordre pratique, les deux femmes ne nourrissaient pas franchement une sympathie folle l’une envers l’autre… Europe allait se charger d’apporter elle-même la réponse de sa sœur à Viviane, quand Merope lui fit part des dernières nouvelles bruissant dans Forbach: l’Herboristerie avait été retrouvée vide ce matin, une fenêtre fracturée et son contenu complètement saccagé…

Inès! L’angoisse prit de nouveau Europe à la gorge. Qu’était-il arrivé à sa seconde Prêtresse? C’est à ce moment précis que Julien apporta sur un petit plateau argenté une lettre –la énième de la journée, si bien que son arrivée à une heure si tardive ne surprit pas la dirigeante d’Olrun- qu’elle ouvrit et lu en écarquillant les yeux. C’était un courrier d’Inès, qui la suppliait de l’héberger pendant un temps. Le regard d’Europe devint sombre et dur lorsqu’elle lit les mots « Agent du Diable ». Sans perdre de temps, la sorcière écrivit prestement une réponse et envoya un messager la porter chez Owen; en prenant bien sûr le soin de cacheter fermement le parchemin, et de ne rien n’y mettre de compromettant. Il fallait prier pour que cet enquêteur royal n’outrepasse pas ses fonctions et ne fouine pas dans le courrier des autres, même si c’était peu probable…

Europe porta ensuite sa missive à Viviane et repartit se cloîtrer dans son bureau, en haut de la tourelle de l’aile ouest. L’anxiété lui rongeait les tripes et elle ne cessait de jeter des coups d’œils fréquents par la fenêtre, espérant entrevoir des lueurs qui lui indiqueraient la présence d’un fiacre sur la route. Elle ne vit rien et pour cause; nul n’aurait pu deviner qu’Owen Mansholter emmènerait Inès sur son dos comme un baudet, au lieu d’utiliser les transports moderne comme tout un chacun…

Il sembla à Europe qu’une éternité s’était écoulée au moment où on la prévint enfin de l’arrivée de sa Prêtresse. La dirigeante d’Olrun se leva en sentant ses os craquer; elle était restée assise dans la même position pendant près de deux heures. Lorsqu’elle vit enfin Inès, après être descendue dans le hall, il lui sembla recevoir un coup de poing sur le corps.

"Oh, Inès… j’ai eu vraiment peur…" elle ne résista pas à la tentation d’enlacer un bref instant son bras droit, avant de l’inviter d’un geste à rentrer à l’intérieur de la maison, chaude, éclairée et accueillante. Un seul regard d’Europe suffit pour que ses domestiques comprennent qu’ils devaient traiter la nouvelle venue avec les mêmes égards que Viviane, c’est-à-dire lui apporter immédiatement des vêtements, à boire, à manger et tout autre objet de son choix.
Avant de pénétrer à l’intérieur de la bâtisse, la Grande Prêtresse jeta un méchant coup d’œil sur le chemin de gravier qui s’éloignait du Manoir; en forçant sa vue, elle parvient à entrevoir le mouvement fugitif d’une silhouette solitaire désormais presque hors de vue. Voilà pourquoi elle n’avait vu aucune lumière de fiacre s’approcher de son fief: Owen, ou un de ses sbires, était venu seul.

"Il aurait pu éviter de te porter comme un vulgaire sac!" critiqua ouvertement Europe d’un ton sévère. "Aller, viens, rentrons à l’intérieur. Nous pourrons parler."

A peine le domestique avait-il pointé le bout de son nez que déjà l'enquêteur prenait congé. On aurait dit qu'il avait un fiacre à prendre, tant il semblait pressé de quitter les lieux. Dans son regard, Inès avait compris qu'il ne pensait pas la revoir un jour. Il serait bien surpris lorsqu'elle reviendrait le voir, lui ramenant les vêtements qu'il lui avait prêté pour le voyage. Oui, pour sûr, elle comptait bien le revoir. L'inviter à dîner pour le remercier de l'avoir sauvée, peut-être...
L'arrivée de son amie Europe interrompit le cours de ses pensées, et son coeur se serra en voyant l'expression atterrée de la Grande Prêtresse. Cette dernière d'ailleurs, ne put s'empêcher d'étreindre la jeune sorcière, qui fut assez surprise de ce contact inhabituel. En général, Europe restait assez froide, même avec ses soeurs d'Olrun. Cet élan de sympathie prouvait qu'elle était encore capable de sentiments envers les siens, chose qui aurait semblé impossible quelques semaines plus tôt.
Lorsqu'Europe critiqua le fait que l'enquêteur Royal ait porté l'herboriste comme un vulgaire sac, celle-ci ne put s'empêcher de sourire.

"Les hommes sont des rustres, tu le sais."

Elle entra dans le manoir en boitillant, escortée par son amie ainsi que par des domestiques qui s'affairaient à la mettre à son aise, et ajouta :

"Cependant, il s'est conduit comme un gentilhomme lorsque j'étais chez lui."

Bien vite, Inès fut installée dans le grand divan qui trônait au salon, et une femme de chambre vint s'occuper de sa toilette. Certes, ses plaies avaient été nettoyées et bandées, mais il fallait à présent refaire les pansements, nettoyer de nouveau les blessures et vérifier l'étendue des dégâts. Alors qu'on la chouchoutait un peu, la jeune femme tourna un regard inquiet vers Europe.

"Tu me disais dans ta lettre que Viviane avait été agressée elle aussi. Comment va-t-elle ? J'espère qu'il ne lui a rien fait de grave, ce sale..."

Elle ne put terminer sa phrase, par politesse. Quand elle voyait ce qu'elle-même avait subi, elle n'espérait qu'une seule chose : que la Prêtresse n'ait pas subi le même sort qu'elle.
Alors que la domestique vérifiait ses blessures, elle ne put s'empêcher de grimacer de douleur. Vint alors le moment où elle fut déshabillée, et où l'affreuse scarification sur sa poitrine fut dévoilée... "PUTE", voilà ce qui était écrit en lettre de sang sur son torse... De là, on pouvait facilement déduire ce qu'il lui avait fait subir... Rouge de honte, l'herboriste détourna le regard, comme si elle se sentait fautive de ce qui lui était arrivé...

Europe fut rassurée de savoir que malgré les apparences, l’enquêteur royal avait traité Inès avec tous les égards possibles. Cet homme était assez mystérieux et indécryptable; en d’autres temps et d’autres lieux, la Grande Prêtresse aurait peut-être relevé le défi de mieux le cerner, mais à vrai dire en ce moment elle n’avait vraiment pas la tête à ça. Elle se contenta donc d’aider Inès à pénétrer dans sa vaste demeure, aidée dans cette tâche par une horde de domestiques tous aux petits soins pour la nouvelle venue. Ils laissèrent la nuit froide et sombre derrière eux et pénétrèrent dans l’intérieur douillet d’Europe, qui baignait dans la douce température diffusée par les cheminées. Sa Prêtresse étant installée dans le divan ou Viviane avait dormi la nuit précédente, Europe prit automatiquement la place qu’elle avait également occupé la veille, à savoir en face, dans un large fauteuil.

"En effet, elle a été agressée hier soir, dans l’Eglise de Zetting. Dieu merci, elle a réussi à s’en tirer… il lui a fallu user de ses pouvoirs pour cela, mais seul compte le fait qu’elle soit en vie. Ne t’en fais pas, elle va bien, malgré son état de choc et son inquiétude pour sa famille."

La dirigeante d’Olrun préféra ne plus montrer à quel point ces 24 dernières heures avaient été éprouvantes et angoissantes. Dire qu’on lui avait amené Viviane à moitié nue sous une pluie diluvienne, en plein milieu de la nuit… et maintenant, c’était au tour d’Inès… combien d’autres encore? Europe allait-elle voir la moitié de son clan lui être ramené en loques dans les heures suivantes? A cette seule pensée, elle sentit son souffle se glacer dans ses poumons et contracta les mâchoires, mais n’exprima pas ses inquiétudes à haute voix. Il ne fallait plus perdre la face, conserver cette image rassurante de leader qui prend les choses en main: c’était ce qu’Olrun attendait d’elle. Elle avait suffisamment pleuré et montré ses états d’âme aujourd’hui, durant l’entrevue avec Viviane… Europe retint un soupir excédé. Malgré toute sa bonne foi et ses efforts, elle n’était plus qu’une chiffe molle adepte du laisser aller.
Histoire de ne pas laisser son propos en suspens, elle conclut donc:

"Elle reste ici pour le moment, en attendant de trouver une solution d’hébergement pour sa famille. En ce qui te concerne, reste tout le temps nécessaire, tu es la bienvenue."

Il fallait prier pour que s’arrêtent ici les méfaits de l’Agent du Diable –sous réserve qu’une prière ait la moindre efficacité. Europe scruta Inès; elle était pale, le teint maladif, de grands cernes marbrant le dessous de ses yeux et lui donnant l’air encore plus blafard. Malgré toute sa force, son sommeil réparateur et le recul nécessaire qu’elle avait pu prendre ses dernières heures, il subsistait encore en elle des vestiges d’état de choc, que la Grande Prêtresse n’eut aucun mal à percevoir. Une fois encore, elle retint un soupir. Elle se souvenait parfaitement des circonstances de la nomination d’Inès au poste de Prêtresse –un acte corrompu, auquel Europe avait concédé pour soulager sa conscience. Cependant au fil du temps, elle s’était attachée à cette jeune femme serviable et solide, sur laquelle on pouvait compter. Et la perdre aurait été une déchirure.

La dirigeante d’Olrun avait parfaitement retenue la leçon enseignée le matin même: ne pas demander à Inès, comme elle l’avait fait immédiatement et sans ambages avec Viviane, les détails de son affrontement avec l’Agent du Diable, et si elle avait utilisé ses pouvoirs. La dernière fois que de telles questions avaient été posées, Europe s’était vue traité de cœur de pierre froid et sans compassion; elle n’était donc pas franchement pressée de recommencer. Malgré tout, c’étaient les deux renseignements les plus importants à recueillir et ils brûlaient les lèvres d’Europe, ne demandant qu’à sortir. Elle ouvrait déjà la bouche pour poser ses questions, en prenant infiniment de précautions, quand un petit cri de la domestique s’occupant de la toilette d’Inès l’interrompit. Henrietta s’écarta avec effroi, dévoilant la poitrine nue de la Prêtresse sur laquelle une ignoble scarification brillait d’un éclat rubescent.

"Oh…" fut tout ce qu’Europe trouva à dire, infiniment choquée. Elle avait été sur le point de demander à Inès les détails de son agression, mais ce n’était plus la peine: selon toute vraisemblance, l’Agent du Diable avait abusé d’elle. La Grande Prêtresse sentit une vague de frissons l’ébranler, remontant sa colonne vertébrale. Ce sale type! Comment avait-il osé? Si il s’attaquait encore à un des membres de son clan, il faudrait sérieusement qu’elle songe à mener elle-même une vendetta sanglante contre ce psychopathe désaxé.
Europe aurait voulu prononcer les bons mots de réconfort; cependant, non seulement elle ne les trouvait pas, mais elle se remémorait également très bien la froide colère avec laquelle avaient été accueillis ses derniers propos de réconfort envers Viviane. Elle opta donc pour un compromis: ne pas enfoncer le couteau dans la plaie, ne pas obliger Inès à parler de ce qu’il s’était passé. Le regard doux, elle fit donc de son mieux pour changer de sujet.

"Je vais envoyer des domestiques acheter les services d’un vitrier et d’un menuisier, afin qu’ils fassent réparer ta boutique dans l’heure –il faut éviter que quelqu’un ne pille tes stocks, si ce n’est déjà fait… Si tu as besoin de quoi que ce soit d'autre, fais-le moi savoir."

Quel soulagement de savoir que Viviane était en bonne santé. Elle avait eu beaucoup de chance, contrairement à Inès. Elle avait été capable d'utiliser ses pouvoirs. La jeune femme, elle, avait été dans l'incapacité de le faire. D'une parce qu'elle n'était certainement pas assez expérimentée, et de deux surtout parce qu'elle avait été traumatisée par sa rencontre douloureuse avec l'Agent du Diable...

"Elle au moins a réussi à utiliser ses pouvoirs, ça l'a très certainement sauvée..."

Le ton employé par l'herboriste était triste, un brin envieux. Si seulement elle avait été assez forte ! Si seulement elle avait été dans la capacité mentale d'utiliser elle aussi ses pouvoirs, alors elle n'aurait certainement pas été abusée, et ça aurait été l'assassin qui aurait été retrouvé sur les rives de l'étang, pas elle... Des larmes coulèrent de ses yeux tuméfiés le long de ses joues d'une pâleur cadavérique, mais elle tenta héroïquement de les contenir. Elle en avait assez d'être faible. Et Europe lui proposait de rester aussi longtemps qu'elle le penserait nécessaire ! La jeune femme sauta sur l'occasion :

"Je peux te demander un service ?"

Elle laissa un blanc, Europe aurait le temps de répondre, très certainement, mais la véritable question venait à présent.

"Je n'ai pas pu utiliser mes pouvoirs contre Lui. Je veux être plus forte, pouvoir me défendre au cas où je le recroiserais. Apprends-moi, s'il te plaît. Je n'ai jamais pu terminer mon apprentissage, tu le sais aussi bien que moi. Sois mon Aguerrie, je t'en prie... Je te le demande, en tant que Grande Prêtresse et en tant qu'amie. J'ai besoin de toi..."

Elle savait que son amie avait des responsabilités, mais elle espérait qu'elle ne la laisse pas tomber, surtout pas maintenant...
Puis vint le moment où la domestique découvrit les scarifications de la jeune femme. Inès apprécia le fait qu'Europe ne lui demande pas d'expliquer. Pas besoin, elle n'était pas naïve et avait bien compris toute seule. Par respect pour la jeune femme, elle changea de sujet, en venant aux réparations de son échoppe. Inès lui lança un regard empli de gratitude et répondit doucement :

"Merci beaucoup, pour tout. J'aurais effectivement besoin de quelques ingrédients. Je dresserai une liste que je donnerai au domestique qui se rendra chez moi. J'ai une petite réserve personnelle dans l'un des placards de ma cuisine, fort heureusement. Ainsi, il sera plus simple de trouver ce dont j'ai besoin. Viviane souffre-t-elle de quelque chose ? Si je peux récupérer de quoi la soigner elle aussi..."

Plus les secondes passaient et plus Europe se sentait mal pour Inès. A force de regarder le visage tuméfié de son amie, les marbrures bleuies et anthracites qui constellaient son visage opalin, elle en avait la nausée. Ce n’était rien en comparaison de ce qu’avait dut subir la Prêtresse d’Olrun au plus profond d’elle-même, comme en témoignait maintenant cette cicatrice écarlate qui demeurerait à vie, afin de rappeler immanquablement à sa mémoire le souvenir irradiant de douleur de son viol… Europe sentait la tête lui tourner –une conséquence de sa très longue journée, de son manque de sommeil, du trop plein d’émotions et de l’absence de vrai repas. Elle prit quelques secondes pour maîtriser son souffle, reprendre ses esprits et faire face de nouveau à Inès; car elle n’avait pas le droit d’être faible dans une situation pareille, elle se l’interdisait. Inès, si jeune et adorable, avait souffert le martyr; alors ses propres souffrances et tourmentes n’étaient rien en comparaison.

"Elle s’en est tirée grâce à ça, oui…" murmura Europe.

Bien sûr, elle se réjouissait que Viviane s’en soit tirée saine et sauve, mais il s’en était fallu de peu que quelqu’un la voit et découvre ses pouvoirs. Pire encore, à force de se précipiter chez Europe, celle-ci craignait que les mouvements des membres de sa tribu ne deviennent suspects aux yeux des Inquisiteurs ou même de Mansholter. Elle pensa avec un soupir que si elle avait exprimé ces pensées à voix haute, Viviane les aurait sans doute immanquablement compris de travers. Non, elle ne rechignait pas à héberger et soigner des amies dans le besoin, bien au contraire… mais cela aurait sans doute des conséquences imprévisibles qu’elle-même ne pouvait anticiper ou atténuer. Il y avait trop de menaces alentour. Il fallait cesser tout ça, se faire discret pendant qu’Olrun en avait encore l’occasion, en attendant que les choses se tassent.

Europe en était là dans ses considérations, bien décidée à ne plus faire de vagues, quand survint la demande d’Inès –une requête qui la laissa coi, d’autant qu’elle venait de se résoudre au contraire. Elle, devenir l’Apprentie de sa Prêtresse? Il était vrai qu’Inès n’avait jamais pu achever sa formation de manière optimale et qu’elle était un peu en retrait des autres au niveau de ses pouvoirs, mais… mais tout cela n’était qu’une question de temps, d’expérience qu’elle se ferait au fil des années. Europe fut sur le point de refuser. En tant que Grande Prêtresse, elle était beaucoup trop occupée, surtout en ce moment. Mais ce n’était même pas la vraie raison: surtout, elle craignait qu’une Inès vengeresse en possession de nouveaux pouvoirs ne résiste pas à la tentation de les utiliser imprudemment, se faisant ainsi capturer du même coup par les Inquisiteurs et brûler au bûcher –sous réserve qu’elle n’entraîne pas tout le clan dans sa chute, par la même occasion…

"Non, je…"

La dirigeante d’Olrun s’interrompit, tout de même résolue à peser le pour avant de prendre une décision. L’Agent du Diable avait déjà agressé deux de ses consoeurs; une vengeance obéissait à une évidente préoccupation éthique. Mais au-delà, c’étaient peut-être les intérêts d’Europe qui seraient servis par cet apprentissage anticipé. Après tout, qui était (indirectement) responsable de la mort de l’aguerrie d’Inès? Europe… et celle-ci sentait encore sa conscience la torturer, quand elle y pensait. Oui, accéder à la requête de sa Prêtresse soulagerait sa conscience, c’était certain. Mais surtout, cela contribuerait enfin à centraliser les pouvoirs d’Olrun. En enseignant à Inès, Europe aurait l’occasion de lui transmettre, même insidieusement et dans des proportions infimes, sa propagande et ses points de vue; la Grande Prêtresse ne demandait qu’à s’entourer de puissants collaborateurs qui lui voueraient une confiance aveugle. Comme ç’avait déjà été le cas lors du procès d’Alexandrine –une formidable prestation d’Inès, qui avait suivi Europe comme un pion… oui, elle était la personne toute désignée pour ça, un lieutenant dans lequel la dirigeante d’Olrun pourrait mettre toute sa confiance, aussi bien en terme de d’endoctrinement que de puissance magique.

Oui, Europe était horrible et manipulatrice. Mais du moment qu’elle tissait sa toile dans l’ombre, sans que nul ne se rende compte de rien, personne ne pourrait le lui reprocher, n’est-ce pas?

Dans un geste ferme et déterminé, elle saisit la main d’Inès et la serra fort dans la sienne.

"J’accepte. Je t’apprendrais, Inès. Je t’apprendrais ce que peu d’entre nous ont pu connaître, des savoirs auxquels j’ai mis des années à accéder, car nul n’a pu me les transmettre, Abigaël ayant sombré dans la folie avant que le poste de Grande Prêtresse ne me sois même venu à l’esprit. Je vais t’apprendre et tu vas goûter un peu des immenses arcanes, mais à une condition qui n’est pas négociable –et qui serait la même pour chacun de nous...
J’exigerais de toi une obéissance et une confiance absolue."

C’était un prix élevé, mais qui se comprenait aisément. Car le pacte qu’allaient passer les deux femmes revêtait des apparences occultes –bien plus occultes que tout ce que pouvaient faire les sorcières d’Olrun au quotidien. Par la confiance, l’obéissance et l’enseignement en contrepartie, elles engageaient presque des morceaux de leurs âmes. Ainsi penchées l’une vers l’autre, elles auraient presque eu l’air de sorcières du Lys Noir complotant en secret. A propos de connaissances qui pouvaient s’avérer dangereuses, si bien que la moindre utilisation, par qui que ce fut, était systématiquement mal vue…
Europe releva la tête, attendant une réaction d’Inès.

"Quelque soit ta réponse, quelque soit l’instrument de la vengeance, soit sûre que les crimes de l’Agent du Diable se paieront dans le sang."

Heureusement que personne n'avait vu Viviane utiliser ses dons ! La jeune femme n'osait imaginer ce qui se serait passé dans le cas contraire... L'incompréhension, d'abord, puis les cris, les accusations, le procès, ou ce qui y ressemblerait seulement de loin, les interrogatoires violents, la torture, puis la brûlure du bûcher... Non. Elle ne devait pas y penser. Son attention se reporta sur son amie, qui semblait essayer de décider si elle devait ou non accéder à la requête de l'herboriste.

D'abord, Europe sembla sur le point de dire non. Elle commença d'ailleurs une phrase en ce sens, avant de s'arrêter. Inès suspendit son souffle, attendant avec fébrilité la réponse de son aînée.
Enfin, la dirigeante d'Olrun reprit la parole, dépassant même les attentes de la jeune femme. Avait-elle rêvé ou bien Europe lui proposait-elle d'apprendre les arcanes réservées à la Grande Prêtresse ? Elle écarquilla les yeux de surprise, puis lorsqu'Europe émit une unique condition, celle de l'obéissance et de la confiance totale, elle serra les mains de son amie en signe de remerciement.

"Ma loyauté t'es déjà toute acquise, tu le sais. Et ma confiance également."

Elle était loin d'imaginer tout ce qui se tramait dans la tête de la Grande Prêtresse. Si elle avait eu conscience des manigances de son aînée, elle aurait été plus que révoltée, c'eut été certain.
Puis Europe lui assura que d'une manière ou d'une autre, l'Agent du Diable paierait pour ses crimes. La jeune femme sourit tristement.

"Il a causé beaucoup de maux et n'aura de cesse de continuer jusqu'à ce que quelqu'un l'arrête. Sache que je n'utiliserai pas mes dons en public, si jamais je retombe sur lui un jour. Tu as ma parole. Je pense qu'il serait plus judicieux de lui tendre un piège... Tu sais, j'ai appris à le connaître, en quelques heures. Il est imbu de lui-même et très joueur. Peut-être pourrions-nous tirer profit de ces défauts..."

Les domestiques avaient enfin fini de s'occuper d'elle. Ses bandages étaient changés, les anciens furent jetés dans le feu de cheminée pour éviter une éventuelle contamination, et bientôt une jeune servante apporta à l'herboriste de quoi se vêtir convenablement. Une robe simple, mais certainement plus luxueuse que celles que portait la paysanne habituellement. Elle la passa avec l'aide de la servante, grimaçant lorsqu'elle dû bouger son bras cassé, et finalement le dit bras fut mis en écharpe pour éviter qu'il ne bouge trop. Inès remercia la domestique d'un signe de tête et d'un sourire avant de reporter son attention sur la maîtresse des lieux.

"Viviane se repose-t-elle ? J'aimerais la voir, prendre de ses nouvelles de vive voix... peut-être demain ?"

Europe n’avait pas pensé que ses paroles produiraient un tel effet sur elle même. Après avoir déclamé cette promesse de vengeance et cette proposition de pacte occulte, elle avait le souffle légèrement court, comme si elle venait de faire quelque chose de dangereux et d’interdit dont elle avait réchappé de justesse. Sa proposition d’enseignement avait également surprise Inès, ayant dépassé dé loin ses attentes. Sans surprise, la dirigeante d’Olrun entendit sa Prêtresse accepter, puis lui serrer la main en guise de remerciement en même temps qu’elle confirmait sa loyauté et sa confiance. Europe lui sourit en retour, contente de son acceptation, mais en s’abstenant de tout commentaire; un petit détail ne lui avait pas échappé, comme le fait qu’elle avait demandé une obéissance totale, non une loyauté, même si ces deux notions allaient de pair… mais il était inutile de s’en soucier pour l’instant, elle aurait le temps de lui re-préciser en temps voulu.

"Merci. Si cela ne te dérange pas, j’aimerais autant que tu sois discrète sur ce point."

Inutile de crier sur tous les toits qu’Inès allait pénétrer certaines arcanes malgré son jeune âge et un relatif manque d’expérience; cela ne ferait que créer l’anarchie. Au fond d’elle, Europe se sentit un peu triste. Certes, elle était manipulatrice et n’avait accepté la requête de sa Prêtresse qu’à des fins purement intéressées. Cependant, comme elle l’avait dit à Viviane, encore une fois elle n’avait aucune mauvaise intention; elle ne souhait que le bien commun. Et elle appréciait vraiment Inès, cette jeune femme dans la fleur de l’âge, agréable et fiable. En vérité, la dirigeante d’Olrun aurait souhaité qu’Inès reste spontanément auprès d’elle, et lui accorde son soutien de son plein gré, plutôt que d’être obligée de passer par des mécanismes de corruption pour s’assurer de son appui. Mais peut-être ne serait-elle pas obligée d’en arriver là. Tout ce qu’elle voulait, c’était pouvoir compter sur ses bras droits.

Europe réprima un soupir de soulagement quand elle entendit Inès affirmer qu’elle serait discrète et qu’elle n’utiliserait pas ses dons en public. C’était l’enjeu majeur de la discussion et l’herboriste avait compris toute seule, n’hésitant pas à devancer la Grande Prêtresse qui allait justement lui demander la même chose. Elle était vraiment forte, solide et intelligente. Une collaboratrice parfaite; et pour l’instant tout se déroulait bien entre elles, alors Europe n’avait pas vraiment envie de gâcher cette amitié avec des intentions manipulatrices. Elle approuva donc les propos d’Inès d’un signe de tête entendu, couplé d’un remerciement muet. Elle fut également assez impressionnée de l’esprit d’analyse de la jeune femme, qui comprenait très vite; contre l’Agent du Diable, seule la ruse et les pièges pouvaient payer.

"Je suis admirative. Je pense que c’est exactement la piste à exploiter… il nous faudra y réfléchir en temps voulu."

Une fois Inès intégralement changée et soignée par les domestiques, la Grande Prêtresse se leva et s’étira, les muscles fourbus, l’esprit épuisé; elle était si fatiguée qu’elle se demandait combien de temps encore ses idées allaient s’assembler correctement dans son cerveau. Plus trop longtemps, sans doute… Il était grand temps de se reposer, pour tout le monde. D’un geste, elle invita Inès à la suivre, se dirigeant vers la sortie du grand salon pour pénétrer dans l’aile nord.

"Il me semble qu’elle dort en ce moment; je pense qu’il serait plus judicieux que tu ailles la voir demain. De plus, tu dois être terriblement fatiguée aussi, et tes blessures requièrent du repos. Viens, je vais te montrer ta chambre. Je t’enverrais aussi un domestique avant de te coucher, afin que tu lui fasses ta liste. Je sais que ça ne va pas être facile, mais sache que tu es en sécurité ici; tu peux dormir sur tes deux oreilles."



[Suivant = Vous prendrez bien un peu de thé?]

Europe demanda à Inès de rester discrète sur le fait qu'elle lui apprendrait des arcanes inconnues des autres Prêtresse, et la jeune femme acquiesça sans mot dire. C'était normal, et elle ne voulait causer aucune jalousie de la part de ses consœurs.
Puis la dirigeante d'Olrun lui déclara son admiration pour sa déduction. L'herboriste rougit, peu habituée à ce genre de compliment, et fière que son aînée la complimente ainsi. Après tout, même si elle n'était que novice dans son rôle de Prêtresse, elle prenait très à coeur son statut de bras droit et était prête à tout pour être irréprochable dans celui-ci.

Puis Europe se leva, commençant à sortir de la pièce et enjoignant Inès à la suivre. La demoiselle s'exécuta.

"Oui, je verrai Viviane demain, je souhaite vraiment m'enquérir de son état et la soigner de mon mieux."

Courageux petit bout de femme, qui pensait toujours aux autres avant de penser à son propre bien-être ! Elle-même avait besoin de beaucoup de repos. Ses blessures étaient importantes, inutile de le nier. Pourtant, la plus grande souffrance de l'herboriste était psychologique, et le seul moyen qu'elle connaissait pour la soigner était de se noyer dans le travail. Pour les blessures physiques... Le temps les guérirait assez vite...

Elle prit donc la suite d'Europe, tenant son bras cassé, bien qu'il soit solidement soutenu par le morceau de tissu blanc passé en écharpe, et les deux femmes se dirigèrent ensemble vers les escaliers menant aux chambres. Elles ne mirent que quelques minutes pour se rendre devant la chambre qui avait été rapidement préparée pour la jeune femme, et après une dernière embrassade elles se souhaitèrent bonne nuit et se séparèrent.
Une fois Europe partie, Inès ouvrit la porte et pénétra dans la pièce joliment décorée. Elle avisa un petit baquet et une cruche mis là pour lui permettre de se laver le visage, ce qu'elle fit avant de se mettre directement au lit. Elle avait besoin de beaucoup de repos, il était déjà très tard et la journée de demain ne serait pas faite de farniente. Elle avait prévu de s'occuper de Viviane et soigner ses éventuelles blessures, tant les physiques que les psychologiques.

Avant de monter, elle avait tout de même transmis au domestique chargé de se rendre chez elle une liste rapide de quelques ingrédients qu'elle pensait nécessaires pour ses propres soins et ceux de son amie, et ainsi ce fut l'esprit - presque - tranquille qu'elle s'installa sous les draps chauffés par la bouillotte à ses pieds.

Elle ferma les yeux, priant pour dormir rapidement, mais dès qu'elle les fermait, elle ne pouvait s'empêcher de revoir la scène qui s'était passée au bord de l'étang, la tentative de noyade et l'horrible viol qui l'avait suivie...
Ce ne fut qu'au bout de quelques heures qu'elle parvint enfin à s'endormir, la fatigue prenant le dessus sur la peur, et elle s'endormit en position foetale, comme pour se protéger d'une éventuelle menace. Pourtant, ici, elle était à l'abri, et elle le savait...

[HRP : Voilà, Terminé ! XD]